La Fleur De Minuit
Dans la pénombre, les grandes pièces qu’ils traversèrent semblaient aussi irréelles qu’un décor de théâtre. Les meubles recouverts de draps blancs se dressaient dans l’obscurité comme des icebergs émergeant du brouillard.
Quand Jace ouvrit la porte de la serre, Clary fut assaillie par l’odeur riche et profonde de la terre et le parfum puissant des fleurs qui s’épanouissent le soir : ipomées, trompettes des anges, belles-de-nuit, et d’autres, dont elle ignorait le nom, telle une plante aux fleurs jaunes en forme d’étoile et aux pétales parsemée de pollen doré. À travers les vitres de la serre, on voyait les lumières de Manhattan scintiller comme des joyaux.
— Waouh ! C’est magnifique !
Jace sourit :
— Et nous avons l’endroit pour nous seuls. Alec et Isabelle détestent venir ici. Ils ont des allergies.
Clary frissonna en dépit de la chaleur :
— Quelles sont ces fleurs ?
Juce haussa les épaules et s’assit avec précaution près d’un arbuste piqueté de bourgeons :
— Aucune idée. Tu crois peut-être que j’ai écouté le prof en cours de botanique ? Je n’ai pas l’intention de devenir archiviste. Je n’ai pas besoin de connaître ces choses-là.
— Tu avais juste besoin d’apprendre à tuer, c’est ça ?
Jace leva les yeux et sourit de nouveau. Malgré son sourire démoniaque, il ressemblait à un ange blond sorti d’un tableau de Rembrandt.
— Exact.
Il lui tendit un paquet enroulé dans un torchon :
— Mais je sais aussi faire des sandwiches au fromage à tomber par terre. Goûte.
Clary sourit malgré elle et s’assit en face de lui. Le sol en pierre était froid contre ses jambes nues, mais cette sensation n’était pas désagréable après ces journées de chaleur implacable. Jace sortit du sac des pommes, une barre de céréales au chocolat et une bouteille d’eau.
— Joli butin ! commenta-t-elle, admirative.
Le sandwich au fromage était tiède et un peu mou, mais tout à fait mangeable. Dans l’une des innombrables poches de sa veste, Jace trouva un couteau avec un manche en os capable d’éviscérer un ours. Il se mit à éplucher méticuleusement une pomme.
— Bon, ce n’est pas un gâteau d’anniversaire, dit-il en lui tendant un quartier, mais c’est mieux que rien.
— Je ne m’y attendais pas, merci, répondit Clary en mordant dans le fruit.
— Tout le monde devrait avoir droit à un petit quelque chose pour son anniversaire, déclara Jace en attaquant la seconde pomme. Ce n’est pas un jour comme les autres. Quand j’étais enfant, le jour de mon anniversaire, je pouvais faire tout ce que je voulais.
— Tout ? répéta Clary en riant. Quoi, par exemple ?
— Eh bien, pour mes cinq ans, j’ai demandé un bain de spaghettis.
— Mais ton père n’a pas voulu...
— Si, justement. Il a trouvé que ce n’était pas un cadeau très coûteux et que, si c’était vraiment ce que je souhaitais, pourquoi pas ? Il a ordonné aux domestiques de remplir la baignoire d’eau bouillante et de pâtes, et quand elles ont refroidi...
Il haussa les épaules :
— J’ai pris un bain dedans.
« Des domestiques ? » songea Clary.
— Comment c’était ?
— Glissant.
— J’imagine.
Elle essaya de se représenter un petit garçon riant aux éclats, immergé jusqu’aux oreilles dans une baignoire pleine de pâtes. En vain : Jace n’avait sans doute jamais ri aux éclats, même à l’âge de cinq ans.
— Qu’est-ce que tu demandais d’autre ?
— Des armes, le plus souvent. Ce qui ne te surprend pas, je suppose. Des livres. Je lisais beaucoup.
— Tu n’allais pas à l’école ?
— Non.
Sa voix se fit hésitante, comme s’ils abordaient un sujet qu’il répugnait à évoquer.
— Mais tes amis...
— Je n’avais pas d’amis en dehors de mon père. Et il me suffisait.
— Pas d’amis du tout ? S’étonna Clary.
— Quand, à dix ans, j’ai rencontré Alec, c’était la première fois que je voyais un enfant de mon âge.
Clary baissa les yeux. Une image se forma dans son esprit, désagréable, celle-là : elle pensa à Alec, à la façon dont il l’avait regardée en lançant : « Il n’aurait jamais dit ça ! »
— Inutile d’avoir de la peine pour moi, dit Jace comme s’il devinait ses pensées.
Mais ce n’était pas pour lui qu’elle avait de la peine.
— Il m’a donné la meilleure éducation. Il m’a fait visiter le monde entier. Londres. Saint-Pétersbourg. L’Egypte. On adorait voyager.
Son regard s’assombrit :
— Depuis sa mort, je n’ai plus bougé. Je suis reste â New York.
— Tu as de la chance. Je n’ai jamais mis les pieds hors de l’État. Ma mère ne m’a même pas laissée partir en voyage scolaire à Washington. Maintenant je sais pourquoi.
— Elle avait peur que tu fasses une crise ? Que tu commences à voir des démons à la Maison-Blanche ?
— Parce qu’il y a des démons à la Maison-Blanche ? lança Clary en grignotant un bout de barre chocolatée.
— Je plaisante. Enfin, je crois.
Il haussa les épaules avec philosophie :
— On en aurait été informés, j’en suis sûr.
— Je pense que ma mère ne voulait pas que je m’éloigne trop d’elle. Après la mort de mon père, elle a beaucoup changé.
Les paroles de Luke lui revinrent en mémoire : « Tu n’es plus la même depuis ce jour-là, mais Clary n’est pas Jonathan. »
— Tu te souviens de ton père ? demanda Jace.
Clary secoua la tête :
— Non, il est mort avant ma naissance.
— Comme ça, il ne te manque pas...
De la part de quelqu’un d’autre, Clary aurait trouvé cette réflexion horrible, mais pour une fois il n’y avait pas d’amertume dans la voix de Jace, seulement de la tristesse.
—Est-ce que ça passe ? s’enquit-elle. Le manque, je veux dire ?
Jace la regarda sans répondre, puis :
— Tu parles de ta mère, là ?
— Je pense à Luke, en fait.
— Tu oublies que ce n’est pas son vrai nom.
Il mordit pensivement dans son quartier de pomme avant d’ajouter :
—J’ai pas mal pensé à lui, moi aussi. Quelque chose ne colle pas dans son attitude...
—C’est un lâche ! dit Clary avec amertume. Tu l’as entendu. Il ne s’opposera pas à Valentin, pas même pour sauver ma mère.
— Mais c’est exactement...
Un carillon lointain l’interrompit. Quelque part, minuit sonnait au clocher d’une église.
Jace reposa son couteau et aida Clary à se relever. Ses doigts étaient un peu collants à cause du jus de pomme.
— Maintenant, regarde.
Ses yeux se posèrent sur l’arbuste couvert de dizaines de bourgeons à côté duquel ils s’étaient assis. Elle allait lui demander ce qu’elle était censée voir, mais il la fit taire d’un geste. Ses yeux brillaient d’excitation.
Soudain, l’un des bourgeons se mit à frémir, puis doubla de volume avant d’éclater. Clary eut l’impression de regarder en accéléré les plans d’un film montrant une fleur qui éclot : les sépales d’un vert délicat s’écartèrent pour libérer les pétales emprisonnés à l’intérieur du bourgeon. Ils étaient parsemés d’un pollen pâle léger comme du talc.
— Oh ! fit-elle en levant les yeux vers Jace. Est-ce qu’elles éclosent tous les soirs ?
— Oui, mais pas avant minuit. Bon anniversaire, Carissa Fray.
Clary se sentit très touchée :
— Merci.
— J’ai quelque chose pour toi.
Jace fouilla dans sa poche et en sortit un objet qu’il lui mit dans la main. C’était une pierre grise, un peu inégale, lisse par endroits. Clary la retourna dans ses doigts.
— Tu sais, quand les filles disent qu’elles veulent un gros caillou, il ne faut pas les prendre au pied de la lettre, plaisanta-t-elle.
— Très amusant, Miss Sarcasme ! Ce n’est pas un caillou, justement. Tous les Chasseurs d’Ombres ont leur pierre de rune.
Clary examina la pierre avec un intérêt nouveau, refermant ses doigts autour d’elle comme elle avait vu Jace le faire dans la cave. Elle n’aurait pas pu en jurer, mais elle crut voir un éclat de lumière filtrer entre ses doigts.
— Elle t’éclairera même dans les ténèbres les plus épaisses, dans ce monde et dans les autres.
Clary glissa la pierre dans sa poche :
— Merci pour ce cadeau. C’est mieux qu’un bain de spaghettis.
— Si tu divulgues cette information à qui que se soit, je serai peut-être obligé de te tuer, dit Jace, l’air menaçant.
— Eh bien, quand j’avais cinq ans, j’ai demande à ma mère de me mettre dans le sèche-linge et de me faire tourner avec les vêtements. La différence, c’est qu’elle ne m’a pas écoutée.
— Probablement parce qu’un petit tour dans le sèche-linge peut être fatal, alors que les pâtes sont rarement dangereuses. Sauf si c’est Isabelle qui les prépare.
La fleur de minuit perdait déjà ses pétales brillants comme des éclats d’étoile.
— À douze ans, je voulais absolument un tatouage.Ma mère n’a pas voulu non plus.
L’anecdote ne parut pas amuser Jace.
— La plupart des Chasseurs d’Ombres reçoivent leurs premières Marques à douze ans. Tu devais avoir ça dans le sang.
— Peut-être. Mais je doute que les Chasseurs d’Ombres aient droit à un tatouage de Donatello, la Tortue Ninja, sur l’épaule gauche.
Jace la dévisagea, perplexe :
— Tu voulais une tortue sur l’épaule ?
— Je voulais masquer ma cicatrice de varicelle.
Elle écarta la bretelle de son débardeur pour lui montrer la marque blanche en forme d’étoile sur son épaule.
— Tu vois ?
Jace détourna les yeux :
— Il se fait tard. On devrait redescendre.
Clary remonta maladroitement sa bretelle. Comme s’il avait envie de voir ses cicatrices ! Elle ne put s’empêcher de demander :
— Est-ce que toi et Isabelle, vous êtes déjà... Sortis ensemble ?
Jace la fixa, l’air interdit. Le clair de lune donnait à ses yeux des reflets argentés.
— Isabelle ?
— Je me’demandais... Enfin, Simon se demandait.
— Il devrait peut-être s’adresser directement à elle.
— Je ne suis pas sûre qu’il en ait envie. Aucune importance ! Ce ne sont pas mes affaires.
Jace eut un sourire désarmant.
— La réponse est non. L’un et l’autre, nous y avons peut-être pensé à une époque, mais elle est comme une sœur pour moi. Ce serait bizarre.
— Tu veux dire qu’Isabelle et toi, vous n’avez jamais...
— Jamais.
— Elle me déteste.
— Mais non, répondit Jace à l’étonnement de Clary. Tu la rends nerveuse, c’est tout : elle a toujours été la seule fille dans un parterre de garçons idolâtres, et ce temps est révolu.
— Elle est si belle !
— Et alors ? Toi aussi tu es belle, d’une beauté très différente de la sienne, et ce détail ne lui a pas échappé. Elle a toujours rêvé d’être petite et gracile, tu sais. C’est dur, de dépasser les garçons d’une tête.
Clary ne répondit rien, ne trouvant pas les mots. Belle. Il avait dit « belle ». Personne ne lui avait jamais fait ce compliment, hormis sa mère, et ça ne comptait pas. C’était le travail d’une mère, de faire des compliments à sa fille. Elle dévisagea Jace, surprise.
— On devrait redescendre, répéta-t-il.
Elle était certaine que son regard le mettait mal à l’aise, mais elle ne pouvait s’empêcher de le fixer avec de grands yeux.
Sous la clarté de la lune, désormais haute dans le ciel, on y voyait presque comme en plein jour. En se dirigeant vers la sortie, Clary aperçut l’éclat blanc d’un objet sur le sol : c’était le couteau que Jace avait utilisé pour peler les pommes. Elle fit un bond de côté pour éviter de marcher dessus, et son épaule heurta celle de Jace. Comme elle perdait l’équilibre, il la rattrapa par le bras et, sans crier gare, l’attira contre lui pour l’embrasser.
Bercée par les battements frénétiques de son cœur, elle répondit à son baiser. Sur les lèvres de Jace s’attardait le goût sucré de la pomme. Elle caressa ses cheveux ; elle avait envie de le faire depuis le jour où elle l’avait rencontré. Ses doigts s’enroulèrent autour des mèches soyeuses. Son cœur aussi s’affolait. Soudain, un bruit étrange s’éleva dans la pièce, pareil à un battement d’ailes...
Jace s’écarta d’elle avec une exclamation de surprise.
— Je crois qu’on a de la visite.
Clary leva la tête. Perché sur la branche d’un arbre voisin, Hugo les fixait de ses yeux perçants. Elle avait donc bien entendu un battement d’ailes, ce n’était pas la passion qui la faisait délirer.
— S’il est ici, Hodge ne doit pas être loin, murmura Jace. On devrait s’éclipser.
— Hodge t’espionne ?
— Non, il aime bien venir ici pour réfléchir. Dommage... on avait une conversation intéressante.
Lorsqu’elle redescendit l’escalier, tout semblait différent aux yeux de Clary. Pourtant rien n’avait changé. Jace lui tenait la main, et son contact envoyait de minuscules ondes électriques dans ses doigts, sa paume, son poignet. Sa tête fourmillait de questions, qu’elle tut, craignant de rompre le charme. Il avait dit « dommage », laissant entendre que la soirée était finie – du moins les baisers.
Arrivée devant sa porte, Clary s’adossa au mur et leva les yeux vers Jace :
— Merci pour le pique-nique d’anniversaire.
Il ne semblait pas disposé à lui lâcher la main :
— Tu vas te coucher ?
«Il essaie juste d’être poli », songea Clary. Mais c’était Jace, après tout. Jace ne s’encombrait jamais de politesses. Elle décida de répondre à sa question par une autre :
— Tu n’es pas fatigué ?
— Je ne me suis jamais senti aussi réveillé.
Il se pencha pour l’embrasser. Leurs lèvres se touchèrent, d’abord timidement, puis avec plus d’audace. Ce fut précisément à cet instant que Simon ouvrit la porte de la chambre à la volée et sortit dans le couloir, tout ensommeillé, la tignasse en bataille, sans ses lunettes. Mais il n’était pas aveugle pour autant.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’écria-t-il.
Clary s’écarta brusquement de Jace comme si elle s’était brûlée.
— Simon ! Qu’est-ce que... Enfin, je croyais que tu...
— Dormais ? Oui, je dormais. Seulement, je me suis réveillé, et tu n’étais pas là, et j’ai cru...
Ses joues s’étaient empourprées, comme à chaque fois qu’il était contrarié ou embarrassé.
Clary ne savait que dire. Pourquoi n’avait-elle pas vu arriver cet incident ? La réponse était simple : elle avait complètement oublié Simon.
— Je suis désolée, dit-elle sans trop savoir à qui s’adresser.
Du coin de l’œil, elle vit Jace lui lancer un regard assassin, mais quand elle se tourna vers lui, il avait la même expression que d’habitude : tranquille, assurée, un rien blasée.
— A l’avenir, Clarissa, dit-il, aie l’obligeance de m’informer qu’il y a déjà un homme dans ton lit, histoire d’éviter ce genre de situation inconfortable.
— Tu l’as invité dans ton lit ? demanda Simon, éberlué.
— Ridicule, hein ? Nous deux, ça n’aurait jamais collé.
— Mais non ! s’exclama Clary. On s’est juste embrassés.
— On s’est juste embrassés ? répéta Jace d’un ton faussement offensé. Et notre amour, qu’est-ce que tu en fais ?
— Jace...
Clary vit une lueur de méchanceté s’allumer dans son regard, et elle jugea plus sage de se taire. Elle sentit son estomac se nouer.
— Simon, il est tard, dit-elle d’un ton las. Je suis désolée de t’avoir réveillé.
— Pas autant que moi.
À ces mots, il retourna dans la chambre au pas de charge et claqua la porte derrière lui.
— Allez, rattrape-le, lança Jace avec un sourire mielleux. Va lui dire que c’est toujours lui, ton petit chouchou, tu n’attends que ça.
— Arrête ! Si tu es en colère, dis-le. Inutile de jouer les insensibles. Tu ne ressens donc jamais rien ?
— Tu aurais peut-être dû y penser avant de m’embrasser.
Clary le dévisagea, incrédule :
— Moi, je t’ai embrassé ?
— Ne t’inquiète pas, moi non plus, je n’en garderai pas un souvenir impérissable, lâcha-t-il en tournant sur ses talons.
Clary le regarda s’éloigner, partagée entre l’envie d’éclater en sanglots et celle de lui courir après pour l’étrangler. Même si l’une ou l’autre réaction aurait pu lui procurer une grande satisfaction, elle préféra s’abstenir et entra dans la chambre, soudain épuisée.
Simon était debout au milieu de la pièce, l’air égaré.
Il avait remis ses lunettes. Elle entendait encore résonner dans sa tête les mots de Jace lancés méchamment : « Va lui dire que c’est toujours lui, ton petit chouchou ! »
Elle s’avança vers son ami, mais s’arrêta net en voyant ce qu’il tenait à la main : son carnet de croquis, ouvert à la page du dessin de Jace.
— Joli coup de crayon, commenta-t-il. Tous ces cours de dessin ont fini par payer.
En temps normal, Clary lui aurait reproché d’avoir fouiné dans ses affaires. Là, le moment était mal choisi.
— Ecoute, Simon...
— Je reconnais que venir bouder dans ta chambre n’était pas la meilleure chose à faire, l’interrompit-il d’un ton brusque en jetant le carnet de croquis sur le lit. Mais il fallait bien que je récupère mes affaires.
— Où vas-tu ?
— Je rentre chez moi. J’ai déjà perdu assez de temps ici. Les Terrestres ne sont pas les bienvenus.
— Écoute, je suis désolée, OK ? dit Clary avec un soupir. Je n’avais pas l’intention de l’embrasser : c’’est arrivé, point. Je sais que tu ne l’aimes pas beaucoup…
— Non ! s’emporta Simon. Je n’aime pas le soda éventé. Je n’aime pas les boys bands pourris. Je n’aime pas être coincé dans les embouteillages. Je n’aime pas les devoirs de maths. Jace, je le déteste. Tu saisis la nuance ?
— Il t’a sauvé la vie, protesta Clary, consciente de son imposture.
Après tout, Jace n’avait accepté de se rendre à l’hôtel Dumort que parce qu’il craignait de s’attirer des ennuis si elle se faisait tuer.
— C’est un détail, répondit Simon avec dédain. Ce type est une enflure. Je croyais que tu valais mieux que ça.
Clary perdit son sang-froid :
— C’est ça, vas-y, donne-toi des grands airs avec moi ! Qui est-ce qui voulait sortir avec la fille la mieux roulée du lycée ?
Elle imita la voix traînante d’Eric. Simon serra les lèvres, l’air furieux.
— Et alors, quelle importance si Jace se comporte parfois comme un idiot ? Tu n’es pas mon frère, tu n’es pas mon père, je n’ai pas besoin de ton approbation. Je n’ai jamais aimé tes copines, mais, au moins, j’avais la décence de le garder pour moi.
— Là, dit Simon entre ses dents, c’est différent.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Parce que je vois comment tu le regardes ! cria-t-il. Moi, je n’ai jamais regardé aucune de ces filles comme ça ! C’était juste un moyen de tuer le temps, un entraînement avant...
— Avant quoi ?
Clary avait conscience d’être odieuse, tout autant que la scène qui se déroulait : ils ne s’étaient jamais disputés auparavant, hormis pour des broutilles. Cependant elle ne pouvait plus s’arrêter :
— Avant qu’Isabelle entre en scène ? Je n’arrive pas à croire que tu me sermonnes au sujet de Jace alors que tu t’es complètement ridiculisé devant elle ! lança-t-elle d’une voix suraiguë.
Simon serra les poings :
— J’essayais de te rendre jalouse ! Ce que tu peux être bête, Clary ! Tu ne vois donc rien ?
Elle le regarda, hébétée. Où voulait-il en venir ?
— Tu essayais de me rendre jalouse ? Mais pourquoi ça ?
Elle comprit immédiatement qu’elle n’aurait pas du lui poser cette question.
— Parce que, répondit-il avec une amertume qui la surprit, je suis amoureux de toi depuis dix ans, j’ai pensé qu’il était temps de vérifier si tu ressentais la même chose pour moi. Il faut croire que ce n’est pas le cas...
Clary eut l’impression d’avoir reçu un coup de poing dans l’estomac. Les yeux fixés sur Simon, chercha ses mots ; dire quelque chose, n’importe quoi, Mais il ne lui en laissa pas le temps :
— Non, ne dis rien.
Immobile, elle le regarda se diriger vers la porte. Elle se sentait incapable de le retenir malgré toute sa bonne volonté. Que pouvait-elle répondre ? Moi aussi. Seulement, ce n’était pas le cas... Si ?
La main sur la poignée, il se tourna vers elle. Ses yeux derrière les verres exprimaient désormais davantage la fatigue que la colère.
— Tu veux vraiment savoir ce que ma mère a dit d’autre à ton sujet ?
Clary secoua la tête, mais il n’en tint pas compte.
— Elle a dit que tu me briserais le cœur.
Sur ce, il claqua la porte derrière lui.
Après son départ, elle se jeta sur son lit et ramassa son carnet de croquis. Elle le berça contre son cœur sans éprouver le besoin de dessiner ; simplement, l’odeur et le contact des choses familières lui manquaient : l’encre, le papier, la craie.
Elle envisagea de rattraper Simon. Mais que pourrait-elle lui dire ? « Ce que tu peux être bête, Clary ! Tu ne vois donc rien ? »
Elle repensa à certains de ses gestes et de ses mots, aux plaisanteries d’Éric et des autres à leur sujet, aux conversations qui s’interrompaient à son entrée dans la pièce... Jace, lui, savait depuis le début. «J’ai ri parce que les déclarations d’amour m’amusent beaucoup, surtout quand les sentiments ne sont pas partagés. » Elle n’avait pas pris la peine de se demander ce qu’il voulait dire ; désormais, tout était clair.
Elle avait confié à Simon qu’elle n’avait aimé que trois personnes : sa mère, Luke et lui. Elle se demanda si c’était réellement possible de perdre tous ceux que l’on aimait en l’espace d’une semaine. Survivait-on à une telle épreuve ? Et pourtant, pendant ce moment fugitif sur le toit avec Jace, elle avait oublié sa mère. Elle avait oublié Luke. Elle avait oublié Simon. Et elle s’était sentie heureuse. C’était bien cela, le pire : elle s’était sentie heureuse.
« Peut-être, pensa-t-elle, que perdre Simon, c’est le prix à payer pour mon égoïsme, pour le bonheur que j’ai éprouvé, rien qu’un instant, alors que ma mère a disparu. » De toute façon, quelle importance ? Jace embrassait peut-être exceptionnellement bien, mais il n’avait que faire d’elle. Il le lui avait clairement dit.
Elle baissa les yeux vers le carnet posé sur ses genoux. Simon avait raison : le portrait de Jace était réussi. Elle était parvenue à saisir le pli amer de sa bouche, l’expression étonnamment vulnérable de ses yeux. Les ailes semblaient si réelles qu’elle s’attendait presque à en éprouver la douceur en passant le doigt dessus. Elle laissa reposer sa main sur la page, l’esprit ailleurs…
Et recula sa main avec un sursaut. Ce n’était pas le papier rugueux que ses doigts touchaient, mais la douceur d’un duvet. Elle regarda les runes qu’elle avait griffonnées dans un coin de la page. Elles brillaient comme celles que Jace dessinait avec sa stèle.
Son cœur se mit à battre la chamade : si une rune pouvait donner vie à un dessin, peut-être, alors…
Sans détacher les yeux de la page, elle chercha un crayon. Le souffle court, elle choisit une page blanche et se mit à dessiner fiévreusement la première chose qui lui vint à l’esprit : la tasse à café posée sur la table de nuit. S’appuyant sur ses souvenirs d’un cours de nature morte, elle la représenta dans ses moindres détails : le bord taché de café, l’anse fêlée, Mue par un instinct inexplicable, elle se mit à dessiner avec le plus grand soin les runes dans le coin de la feuille.